QUAND LA DÉTRESSE EST À SON COMBLE...

 (Trousse de secours anti-suicide)

 

 

Il était une fois...

 

« Ça y est, ça ne va pas à nouveau.

L'angoisse est là, terrible, me fouaillant l'âme et le cœur...

Je n'arrête pas d'y penser... Je n'en peux plus de cette souffrance qui me ronge, qui me détruit à petit feu. Je suis incapable de vivre normalement, j'ai l'impression de m'éteindre un peu plus chaque jour. Les moments de “simple” dépression sont devenus mes seuls moments de répit, avec la fuite dans le sommeil bien sûr, pour oublier qui je suis, pour oublier que j'existe... Mais le désespoir me rattrape toujours au bout d'un moment, tel un gouffre qui m'appelle et cherche à me happer. Comme un trou noir, pour me broyer et me désintégrer. Ah, j'aimerais tant ne plus exister, ne plus souffrir.

Je veux que ça s'arrête, c'est insupportable. Je suis à bout de forces.

Je veux en finir... Mettre un terme à cette torture, pour de bon.

 

Oh, il y aurait bien une solution... Radicale. Extrême. Définitive.

Je m'y refuse malgré tout. Par manque de courage, me dis-je parfois. Mais non, je veux croire en une autre voie. Tiraillé, écartelé entre cette souffrance intérieure abominable d'un côté, et l'option du suicide si tentante, trop tentante pour être honnête, de l'autre côté, je ne peux croire qu'il n'y ait pas une autre solution, une porte de sortie, une issue de secours.

Alors je continue à chercher, à explorer, à creuser toujours plus profondément en moi pour trouver cette issue et ce secours...

 

Allez ! Par exemple, déjà, là, à cet instant. Je reprends mes esprits (ou plutôt mon esprit) et je fais un effort pour porter mon attention sur ce qui m'entoure. Je quitte le monde de mes sombres pensées et je regarde le monde autour de moi. Avec l'énergie du désespoir qui m'étreint, mais qui m'en fournit à la fois la motivation et le carburant, j'observe de toutes mes forces ce qui m'entoure.

Seul sur mon canapé, dans mon salon tranquille, aucune source de stress extérieur, tout est paisible, tout est calme et silencieux. Rien ne m'agresse, rien ne m'oppresse. Pourtant, dans ma tête, c'est l'enfer ! Je ne cherche pas à lutter contre cet enfer, il est trop fort pour moi (pour le moment tout du moins), je reste juste à observer ce contraste saisissant. Si je ne me fie qu'à mes sens, là, maintenant, à cet instant, je ne vois pas de problème... il n'y a pas de problème ! Ma détresse intérieure n'est certes pas irréelle, puisque je la vis, mais pourtant, de ce nouveau point de vue, elle n'a aucune substance matérielle, ce qui me la rend tout d'un coup moins oppressante, plus relative...

En portant ainsi mon attention sur l'extérieur, je sens que la pression interne s'amoindrit. En la nourrissant moins par mon attention crispée sur elle, elle perd de sa force. Mon angoisse et mon désespoir diminuent un peu. Je goûte ce répit...

À défaut d'issue de secours, j'ai déjà trouvé une ancre de secours, une ancre de survie. J'ai jeté l'ancre hors de moi, pour m'y arrimer en terrain sûr, mon intérieur étant trop instable, et je m'y raccroche comme à une bouée de sauvetage. C'est déjà ça de gagné. Je ne suis pas sorti de l'eau, mais je ne me noie plus... »

 

Il était une autre fois...

 

« Je me sens prêt à me confronter un petit peu à ma part d'ombre, à aller l'explorer pour l'éclairer un peu plus. Courage ! Je veux cette fois aller voir à l'intérieur de moi...

 

Tout à coup, je suis frappé par ma respiration !

Alors que c'est l'enfer dans ma tête, étonnamment, ma respiration n'est pas aussi tourmentée. Presque normale même ! J'inspire, j'expire... J'inspire, j'expire... Constamment... Interminablement... Et même si elle était agitée, cela ne changerait rien à son rythme perpétuel.

Dans mon désir d'auto-anéantissement, puis-je décider d'arrêter de respirer ? Me forcer à ne plus respirer pour mettre fin à mon existence ?

Impossible !

Il y a donc toujours quelque chose de plus fort que moi (de plus fort que mon moi) qui veut vivre ?! Mieux, non seulement quelque chose qui continue à vouloir toujours vivre en moi, mais qui a même l'air de se ficher de tout ce ramdam dans ma tête ?!

Quoi qu'il m'arrive, je suis TOUJOURS en train de respirer ! Dans les moments où je me sens perdre pied, je peux donc aussi me raccrocher à ma respiration, lui demander soutien et la laisser me soutenir. Elle sera toujours là, imperturbable. Voilà une nouvelle ancre, plus intérieure cette fois, plus proche de moi, donc encore plus forte pour m'empêcher de sombrer…

Je peux me relier aussi à cette “vivance” de mon corps, ce senti de la vie organique en moi, cette énergie/force de vie immuable, quelles que soient les circonstances extérieures ou intérieures de ma vie... Même lorsque cette énergie vitale peut prendre des formes tourmentées lors de crises d'angoisse ou de panique, c'est toujours une énergie de vie qui est là.

Voilà donc une nouvelle source de soulagement : le problème ne vient pas de la vie en moi.

Il ne vient pas de l'extérieur de moi ; à l'intérieur de moi, il ne vient pas de la vie en moi... je commence à pouvoir le cerner, ce satané problème. Ce n'est pas mon corps qui veut mourir, c'est juste mon ego en fait ! Ma tête ! Si je me suicide, je jette le bébé avec l'eau du bain, je tue une partie de vie qui était saine en moi. N'y aurait-il pas un moyen de tuer uniquement ma tête ? …

Mon désir de mort se réoriente, se précise. C'est le penseur uniquement que je dois éliminer ! C'est le penseur qui doit se suicider, pas moi ! »

 

Il était une autre fois encore...

 

« Ces angoisses, cette carence affective, cette douleur existentielle, me taraudent et me font souffrir depuis si longtemps... Je n'ai plus rien à perdre, alors je vais y plonger maintenant ! Qu'est-ce que je risque ? Je n'arrête pas de me dire que je veux mourir, donc si ça me tue, quelle importance ?

Par contre, je sais que cette exploration doit se faire en totale conscience organique, dans le senti et le ressenti, surtout pas dans et par les pensées. Car rester dans mes pensées ne m'apporte rien d'autre que de la souffrance, qui ne cesse de s'auto-alimenter. Toutes mes cogitations et ruminations sur moi et mes problèmes, moi et ma souffrance, moi si malheureux, moi, moi, moi... Je n'en peux plus de ce moi qui se complaît dans sa souffrance et accapare toute mon énergie. De ce moi dans lequel je me sens enfermé, de ce moi dont je suis prisonnier.

Et là, tiens, déjà, c'est étonnant : je vois que nous sommes deux alors ? Je prends conscience seulement maintenant, alors que c'était pourtant si évident, qu'il y a donc en moi quelque chose d'extérieur à la souffrance et qui veut se débarrasser d'elle ! Il me vient souvent la pensée : « Je ne peux plus vivre avec moi-même. » C'est fabuleux ! « Je ne peux plus vivre avec moi-même. » Oui, il y a donc “moi-même” qui souffre, et il y a “Je” qui le voit, le constate. Le problème, c'est “moi-même”, pas “Je” ! Je sens tout à coup comme une bouffée d'air frais. Serait-ce la voie que je cherche depuis toutes ces années ?

 

Je me reconnecte donc à ma souffrance et à mon désespoir consciemment. Je ne force rien. Je l'accueille dans la mesure de mes possibilités et de mon envie du moment. Je me laisse prendre par elle... « Vas-y, prends-moi ! » Mais je reste bien en contact avec mes sensations corporelles, attentif, observateur neutre de tout ce que j'éprouve. Alors bien sûr, mon corps est saisi lui aussi ; je sens l'oppression au niveau du plexus solaire, l'énergie du désespoir m'envahit, les larmes explosent... Mais je reste le plus présent possible à tout cela, vigilant, pour que ça ne monte pas à ma tête. Je laisse juste se vider le trop plein émotionnel accumulé qui est prêt à se décharger à cet instant. Je lâche du lest. C'est pure énergie d'émotion, pas énergie de penser.

À nouveau, je ressens ce “deux niveaux”. Je suis totalement submergé par l'émotion à un niveau, et en même temps, à un autre niveau, beaucoup plus intérieur, je ne perds pas pied ; je reste stable. Je sens le désespoir... mais je ne suis pas désespéré ! (“Je” sens le désespoir, mais “je” n'est pas désespéré.) Car j'ai laissé ma tête à l'écart. Je ne suis plus identifié au désespoir, je peux l'observer, le constater, simplement, de la même façon que si c'était une simple petite blessure physique. Si je m'écorche à la jambe, je vais me soigner, ce qui implique reconnaître l'existence de la blessure, l'accepter (pas la nier, pas la refuser) puis en prendre soin, donc l'accueillir dans sa réalité. Je fais de même ici avec ma blessure intérieure. Seuls les moyens changent.

Si je suis bien attentif, lorsque je sens une douleur physique, cela qui la sent, qui la constate, est-il lui-même dans la douleur, a-t-il lui-même mal ? (faites l'expérience en vous pinçant légèrement) Non, la douleur (ou le pincement) est dans le corps, dans la sensation corporelle, pas dans ni en la conscience-témoin que je suis. Si j’étais moi-même douleur, comment pourrais-je savoir qu’il y a douleur ? Pour avoir conscience de quelque chose, il faut nécessairement un objet dans la conscience, sur lequel se porte la conscience, et un sujet conscient, distinct, conscient de l'objet (le quelque chose) et sans lequel cet objet n’existerait pas de son point de vue. Il en est de même pour toute souffrance intérieure. Si je n’étais que souffrance, comment saurais-je que je souffre ? Totalement noyé dans la souffrance, je n'aurais aucun recul sur moi-même. Savoir que je souffre est donc la preuve qu'il y a quelque part en moi Quelque Chose qui n’est pas identifié à la souffrance. Savoir que “je souffre” est donc la preuve… que “Je” ne souffre pas ! Je suis ce “Je”, sujet de tous les objets, je suis cette conscience fondamentale qui reste toujours identique à elle-même, quel que soit ce qui apparaît en elle !

Quel ancrage peut être plus puissant que cet ancrage au Centre de moi-même, dans l'œil de tous mes cyclones personnels possibles ? Car là est “ce que je suis vraiment”, pure ou nue Conscience de toute chose. Là est aussi ce qui seul est véritablement vivant en moi, la vie que je suis. Tout le reste, aussi douloureux puisse-t-il être parfois, n'est donc que perturbations à la surface de mon être. En mon noyau, en mon “vrai je”, je peux me poser et me reposer, je reste stable, touché (car la percevant) mais non modifié par la souffrance. Là, je suis toujours intact, paisible et tranquille. Indestructible.

Je prends le temps d'intégrer tranquillement en moi cette révélation… »

 

Il était une foi nouvelle...

 

« Je me sens plus fort maintenant pour retourner affronter mes démons intérieurs. Même si je sais qu'ils ne sont pas moi, ils m'appartiennent quand même. C'est moi qui les ai générés puis alimentés au cours du temps, c'est à moi de m'en détacher et libérer. De ne plus les nourrir et les laisser se dissoudre. De toute façon, le mal-être et la souffrance qu'ils me provoquent restent encore bien trop inconfortables pour que je me contente de rester dans une fausse tour d'ivoire spirituelle, en refusant de les considérer sous prétexte qu'ils ne seraient pas spirituels ! Ce serait encore un piège de l'ego - l'ego spirituel. Non, je veux maintenant incarner l'Équilibre dans toutes mes enveloppes, à tous les niveaux de mon être.

Je repars donc en exploration. Je replonge encore une fois dans mon enfer personnel…

 

Je me laisse prendre… Surtout, je ne cherche pas à changer quoi que ce soit à ce que j'éprouve. Les formes-pensées et formes-émotions qui me harcèlent aujourd'hui sont déjà initialement nées de mon refus de les éprouver et accueillir jadis, se renforçant ensuite à chaque fois que je les refoulais. Donc si je les explore à nouveau avec l’objectif de les faire disparaître, il ne se passe rien, je continue à les nourrir par mon rejet, car je ne suis pas dans l'accueil inconditionnel ; c'est encore mon vouloir égotique, juste un moyen pour atteindre une fin, ce qui bloque le processus. Comme un voyage où je ne m'intéresserais qu'à la destination finale. Non, là je dois goûter le voyage lui-même, en remettant les circonstances d'un éventuel dénouement à plus haut que moi.

 

Pure sensation, pure émotion… Accueil organique, pas mental. Sentir, ressentir… rien d'autre. Accepter…

Là où d’habitude je refoule, je rejette, je me crispe, là j’accueille totalement, je laisse s’exprimer, je m’ouvre à, comme s'il n'y avait plus que ça qui comptait, plus que ça à vivre…

Je m’abandonne - mais en conscience, en restant totalement présent. Et je laisse si besoin mon corps se libérer, comme il le désire (larmes, tremblements…), de toutes ces tensions internes accumulées. Simple observateur depuis mon Centre.

 

Dans cet accueil bienveillant de mes ressentis, ce qui me faisait tant peur ne m’apparait tout à coup plus aussi terrifiant. Je me rends compte que c'est surtout le jugement, négatif, que je portais sur ces mouvements intérieurs, qui me faisait peur, plus que les mouvements eux-mêmes. Ce jugement du mental, voulant nier à l'émotion son droit d'être là, maintenait encore un lien avec ce dernier, empêchant l’accueil. Si je ne m’attache qu'à la sensation elle-même, ou au ressenti lui-même, pas à son contenu, il n'y a plus d'émotion dérangeante, il ne reste que la pure vibration neutre de l'énergie de l'émotion. C'est le refus d'éprouver l'émotion du mal-être qui crée la contraction intérieure, donc la souffrance, pas l'émotion en elle-même.

Je lâche aussi l'objet de mon mal-être, sa cause. L'objet de mon désespoir, de mon angoisse, de ma tristesse, etc. ne dépend pas de moi, il dépend de circonstances extérieures de ma vie sur lesquelles je n'ai aucune prise à cet instant. Lorsque je veux faire dépendre mon bonheur de cela, je ne peux que souffrir ; je me soumets et deviens soumis à quelque chose d’extérieur à moi, sur lequel je n'ai aucun pouvoir, ce qui renforce encore plus mon mal-être.

Je ne me concentre donc que sur la vibration ou l'énergie intrinsèque, fondamentale, de mon mal-être, pas sur son genre ou sur la forme prise. Là, dans la détresse qui revient me visiter, je porte ma conscience sur la détresse elle-même, pas sur l'objet de ma détresse, pas sur sa cause. Sur “l'énergie-détresse”, pas sur la raison de la détresse, qui va sinon me reconnecter à mon mental.

Toujours dans le but d'explorer, d'accueillir, de ressentir, pas de m'y complaire (qui signerait encore un retour au premier plan du “moi et mes problèmes”).

Je laisse cette énergie envahir l'entièreté du champ de mon attention… Je la regarde en face, je l'accompagne, je ressens la forme qu'elle prend et je la suis dans ses fluctuations… Soudain, je prends conscience que je n'ai plus peur de la ressentir ! C'est juste de l'énergie ! Il me prend même à ressentir de l'amour pour elle ! Comme si je me pardonnais aussi moi-même, à travers elle que j'ai créée, de m'être ainsi fait souffrir toutes ces années. Du coup, je me sens m'ouvrir encore plus à elle. Et là, quelque chose de magique se passe : un allègement… pas encore une dissolution, mais comme si de l'espace se créait autour de ce mal-être, me le rendant moins lourd, plus éthéré… Avec plus de paix intérieure… Ça se dénoue !

Plus j'accepte et j'accueille, plus ça se dénoue ! C'était aussi simple que ça ?!

Je sens même une joie nouvelle m'envahir, car à la mesure du dénouement je sens que je récupère une nouvelle force vitale, celle qui était bloquée dans ce nœud de souffrance.

Ça se dégage ! Psychologiquement et corporellement. Ça se libère ! Ça s'ouvre !

 

C'est le début de la fin de ma souffrance. Je le sens. Je le sais !

 

Le mal-être reviendra ? Alors je recommencerai ! Et ainsi de suite… Le temps qu'il faudra, le temps qu'il se dégonfle totalement. Ce n'est plus grave maintenant, car j'ai les Clefs. C'est juste une question de temps. Mais je finirai gagnant. Je finirai vivant ! »

 

Jérôme Lemonnier

 

 

Publication originelle :

Présences Magazine n°17 - Septembre 2020

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Présences Magazine N°17 - Jérôme Lemonnier
Quand la détresse est à son comble
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