6-laisser sa marque


J'ai longtemps été transparent. Et même j'en étais fier ! Je ressentais comme grand le fait de ne rien perturber partout où j'allais, de laisser les choses exactement comme elles étaient avant mon passage, de ne laisser aucune trace de ma présence, comme si je n'avais jamais été là.

Vous me direz, voilà une marque tout à fait louable de respect vis-à-vis de ce qui nous accueille, que ce soient des lieux privés ou publics, ou en pleine nature, tellement le contraire semble plutôt être la norme de nos jours. Mais pour moi cela allait bien plus loin ; au plus intime de moi, spirituellement, il y avait un désir d'effacement total, une volonté de "ne rien être". Comme si je n'existais pas, ne voulant laisser toute la place qu'au "tout", en m'excluant de ce tout (parce que je ne le méritais pas, parce que je n'avais aucune valeur...).

Ainsi par exemple, lors de mes promenades dans la nature, je laissais toutes les impressions sensorielles "percuter" et envahir ma conscience, me traverser de part en part, en ne leur offrant aucune résistance mentale de commentaire, de jugement ou d'analyse. Qu'il n'y ait que le champ sensoriel complet imprimant l'arrière de mon crâne, sans être auparavant filtré par mon mental à l'avant... Jusque là, rien de malsain, c'est une merveilleuse et rafraichissante "méditation" (à défaut de trouver un meilleur terme), où le penseur, l'observateur - bref l'intellect - ne perturbe plus l'expérience vécue complète, permettant une connexion régénérante aux forces de vie.

Mais il ne faut pas aller trop loin dans ce processus, il ne faut pas aller jusqu'à la totale négation de soi en tant qu'être ! La différence est subtile (et difficile à exprimer en mots), mais essentielle. Or c'est ce que je désirais, je cherchais encore en plus à m'effacer totalement du paysage. Le fait que dans ces moments d'unité avec la nature il n'y ait quasi plus d'observateur cogitant ne me suffisait pas, j'étais toujours conscient (conscient d'être conscient), j'existais toujours ! Je voulais que ma conscience même se dissolve dans ce tout, en un nirvana anéantisseur de mon individualité ! Je croyais que c'était cela, être "éveillé" spirituellement : disparaître pour le tout... Mais c'était mortifère ! Et cela a failli m'être fatal...

...

Après avoir été réveillé de cette illusion, j'ai compris qu'il était important, essentiel, vital, à toute stimulation extérieure de présenter un mouvement personnel intérieur égal. Une pression équivalente. Encore et toujours la loi de l'équilibre, ou de l'équilibrÉ, en tout. Ni dé-pression ni com-pression. Être là, sans se fondre ni s'imposer. Ni un fantôme transparent, ni un égocentrique insensible à son environnement, ni un profiteur uniquement jouisseur qui va chercher à prendre sans se donner.

Alors - si je reprends mon exemple de la balade nature - au lieu de me comporter comme un spectateur passif, au lieu de chercher à m'absorber comme auparavant dans le champ sensoriel total considéré comme un ensemble indifférencié, je m'implique, je participe, je prends ma part intérieurement. Je m'intéresse aux détails de l'ensemble : je note la diversité des arbres et des végétaux, j'observe les oiseaux et j'écoute leur chant, j'admire les jeux de lumière du paysage... mais sans tomber dans l'excès inverse d'une décortication intellectuelle. C'est mon attention laissée libre mais vigilante qui se laisse attirer par tel ou tel élément selon les circonstances, pas une volonté préalable d'analyse ou d'hyper-conscience qui serait un piège du mental pour reprendre ou garder la main. Par exemple, je peux observer différents arbres ou oiseaux, mais tant pis si je ne peux pas les nommer, c'est secondaire. J'apprends à connaître même sans reconnaître. Alors, dans un effet de réciprocité qui se nourrit l'un l'autre, m'étant différencié d'un ensemble, je différencie moi aussi cet ensemble, et plus je le différencie, plus je me différencie en retour.

Quelle différence alors par rapport à avant ! Pour un œil extérieur, elle n'est pas obligatoirement visible : je ne suis pas nécessairement plus actif extérieurement (même s'il m'arrive maintenant de ramasser quelques déchets, ou de laisser une petite œuvre de "land art"), mais intérieurement, quel changement ! C'est une tout autre sensation de vie intérieure ! La morne plaine d'une vision globale où tout se valait, et donc où rien n'avait d'importance, a fait place à la richesse de la diversité et à la conscience du cadeau qu'elle représente. Et alors que je cherchais initialement à me fondre dans "le tout" afin de ressentir la vie, c'est en fait en m'individualisant et en prenant ma place dans l'ensemble que je me sens plus vivant que je ne l'ai jamais été ! C'est donc en prenant part à la vie qu'on trouve la sienne, en trouvant et en réveillant la vie en soi qu'on prend part à la vie hors de soi. Il n'y a plus alors que gratitude et joie devant cette merveille qui pulse en nous et autour de nous.